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un récit possible du XXème

Partie IV : Eden, la Vie Organisée

(temps de lecture : 11 minutes - 13 illustrations)

En 1887, l'homme d'affaires Carl Braun, soucieux de réforme de la vie, a ouvert le centre de santé à Berlin, un grand magasin et une boutique de vente par correspondance de produits de santé, qui vendait également d'autres produits naturopathiques tels que des baignoires, des chiffons en laine et des packs de terre...

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carte postale Eden.jpg

 

Vegetarische Obstbau Kolonie Eden

carte potale commémorative, 2018

Des idées commerciales similaires ont vu le jour ailleurs dans le Reich : à Leipzig, en 1888, Paul Garms fonde la Thalysia GmbH, en référence à l’ouvrage du Français Jean-Antoine Gleizes. Celui-ci commence son activité avec un restaurant végétarien et se met à fabriquer des aliments végétariens pour ses 14 enseignes Thaylisa réparties principalement dans les grandes villes. 

1900 Reformhaus Jungbrunnen.jpg

 

timbre de fidélisation émis par la Reformhaus Jungbrunnen, ca.1900

 

Quelques années plus tard, en 1900, apparaît à Wuppertal une enseigne appelée Maison de Réforme Fontaine de Jouvence (Reformhaus Jungbrunnen). Le réseau de magasins de produits naturels commence à s’organiser, si bien qu’en 1909, 18 entrepreneurs décident de créer l’Association des Propriétaires Allemands de Magasins de Produits Diététiques (Vereinigung Deutscher Reform Hausbesitzer). Ces magasins veillent à proposer selon les principes de la Lebensreform des aliments diététiques et naturels tels que des plantes médicinales, des boissons sans alcool, des noix et des fruits secs, du pain complet et certains produits sont exclusivement distribués dans ces enseignes. En parallèle, on assiste à l’ouverture de restaurants végétariens, le premier restaurant végétarien datant sans doute de 1871 à Bayreuth.

 

À Berlin, Leipzig et à Vienne apparaissent au seuil du XXe siècle des restaurants et des auberges végétariennes dont le nombre dans l’Empire de Guillaume II atteint 184 à la veille de la Première guerre mondiale. Economiquement, cela désigne l’existence d’une demande. Socialement, c’est l’opportunité de constituer des centres qui susciteront des rencontres.

Les réseaux de distribution de produits de santé et d’aliments végétariens vont être les fournisseurs de biens et denrées aux personnes soucieuses d’avoir la maîtrise de leur mode de vie.

 

La Coopérative Eden va produire une synthèse de ces activités, en offrant un cadre, un outil de production et un lieu de vie social et familial à des personnes désireuses de s’immerger pleinement dans un style de vie économiquement sobre, harmonieux socialement, et dans le respect de la nature.

 

Principes

La Lebensreform, volontairement dépourvue de moyens politiques pour transformer la société, nourrissait cependant une ambition sociale. Le végétarisme était imaginé comme un moyen d’établir un monde plus fraternel à partir du renoncement à l’abattage des animaux à des fins alimentaires. 

 

Le mot d’ordre du mouvement « Lebensreform » est « le retour à la nature ». 

Il rejette la société industrielle, le développement des grandes villes et recherche une société nouvelle basée sur le végétalisme, condition nécessaire d’admission dans le groupe, mais aussi la vie et le travail communautaires à la campagne, lieu privilégié et essentiel à l'épanouissement. 

 

Certains réformateurs désirèrent fonder des colonies ou cités-jardins dont le but premier était de parvenir à l’autosuffisance dans le respect de la nature. 

Des colonies végétariennes furent fondées en Autriche, Suisse, en Italie, en Grèce et même jusque dans l’île Floreana, au cœur des Galapagos.

1907 Theodor Fritsch.png

 

Theodor Fritsch (1852-1933)

 

Parfois lié à l’aile gauche de la sociale-démocratie, le mouvement à l’origine des cités-jardins n’en est pas moins transversal. Ce mouvement compta en effet parmi ses promoteurs Theodor Fritsch, aussi « impliqué dans le mouvement antisémite allemand depuis 1881 », auteur d’un Handbuch der Judenfrage (Manuel de la question juive) réédité à d’innombrables reprises, au travers duquel « il fut sans doute le plus influent des Völkischen », et animateur de la revue Der Hammer (Le Marteau), qui paraissait à Leipzig. 

Mohler précise à son sujet: 

Ce que l’on sait moins, c’est que Fritsch compte au rang des pionniers de l’idée des cités-jardins en Allemagne, puisqu’il publie deux brochures sur le sujet, parues respectivement en 1896 et 1903. 

 

Création

La colonie Eden fut créée en 1893 dans un restaurant végétarien de Berlin-Moabit où se rassemblèrent plusieurs dizaines de réformateurs autour des idées d’Eduard Baltzer. 

 

le restaurant végétarien Speisegaststätte Cerès de Berlin,

La Colonie horticole végétarienne coopérative Eden était un projet pionnier fondé le 28 mai 1893 par 18 végétariens berlinois réunis dans le restaurant végétarien Speisegaststätte Cérès à Berlin autour de Bruno Wilhelmi et de Erwin Esser. Ils fondent la la Vegetarische Obstbau Kolonie Eden, colonie de production végétarienne Eden, dirigée par un conseil de surveillance dont Wilhelmi devient le président.

Bruno Wilhelmi (1865-1909)

 

Située près d'Oranienburg, au nord de Berlin, cette communauté visait à mettre en pratique leurs idéaux de vie en créant une société basée sur l'agriculture biologique, le végétarisme et la propriété collective.Eden a servi d'inspiration pour de nombreux mouvements sociaux et environnementaux. Aujourd'hui la colonie existe encore et continue de promouvoir les valeurs de durabilité et de communautarisme.

 

Les fondateurs d’Eden étaient des sympathisants des idées coopératives et de réforme agraire, qui voyaient dans un lopin de terre pour chacun la solution aux problèmes sociaux. Ils étaient avant tout partisans du mouvement de réforme de la vie.

Ils voulaient quitter la ville, échapper aux odeurs, au moisi, à la saleté et à la poussière, et ils ont dit que si vous voulez que vos enfants grandissent en bonne santé, si vous voulez vivre une vie saine vous-même, alors vous devez y aller. aller à la campagne et produire votre propre nourriture. Faites-le pour savoir ce qu'il y a dedans.

 

En août 1894, avec 2000 marks, Eden s'établit en périphérie d’Oranienburg.

C’est une coopérative à responsabilité limitée, étendue sur soixante hectares consacrées à la culture de fruits et légumes et répartie en 80 jardins familiaux.

La coopérative est régie par 26 colons, qui sont, à l’origine, des artistes et des intellectuels berlinois partageant la même conception romantique de la vie rurale, la même recherche spirituelle et culturelle.

Eden, Oranienburg, 1894

 

La propriété de la terre, réglée par des baux à long terme, est collective, mais les colons salariés sont propriétaires des maisons individuelles qu’ils construisent. Un grand bâtiment administratif et communautaire est édifié dès 1894 et une banque, la Oranienburger Bau und Kreditgesellschaft mbH est créée en 1895.

 

Il ne devrait y avoir ni tabac, ni alcool et, surtout, pas de viande dans la Colonie fruitière végétarienne d’Eden.

Au début, les colons ne disposaient que d’un terrain brandebourgeois stérile :

Ce fut un début vraiment très difficile. Le sol ici était si léger, si pauvre, presque comme le sable des plages de la mer Baltique, seulement gris clair, et pour rendre le sol fertile, des balayages de rues ont été apportés de Berlin. Parce que les chevaux étaient encore le premier moyen de transport.

Ainsi, le fumier de cheval de Berlin a permis aux pommes et à bien d'autres choses de fructifier dans ce petit paradis terrestre.

la colonie fruitière végétarienne Eden en 1896

 

Au bout de quelques années seulement, nous avions déjà produit tellement de fruits que nous ne pouvions plus les consommer nous-même.

On y dénombrait pas moins de 50 000 arbustes à baies, 15 000 arbres fruitiers, 3 000 noisetiers et 200 000 fraisiers. Le lieu ne tarda pas à devenir un espace de production de jus de fruits et de confitures, dans le strict respect des principes du végétalisme.

Les colons d’Eden ont alors construit une usine de conditionnement et d’embouteillage. Le premier parc de stockage au monde où le stockage du moût dans de grandes cuves était pratiqué se trouvait ici à Eden.

la colonie Eden à Oranienburg, date inconnue

 

Des publicités vantant la « viande de substitution » en provenance de la colonie Eden furent imprimées. Les produits commercialisés par la coopérative Eden rencontrèrent un grand succès dans les magasins de produits naturels comme le beurre de la Réforme Eden à base de margarine végétale.

margarine végétale Eden

 

Avec le succès économique, la vie dans les colonies a prospéré.

Au début, seuls les végétariens eurent le droit d’y construire des bâtiments et de s’y installer.

Des fermes et des bâtiments résidentiels furent édifiés sur le terrain, préludes à la mise en place progressive d’une véritable entreprise commerciale, assortie d’une coopérative , dotée d’une école et d’une imprimerie. Les lotissements furent bientôt complétés par l’édification d’une maison de repos et d’une maison d’hôtes.

Dans les années 1920, 450 personnes vivaient à Eden. On y trouvait une école, un jardin d'enfants, une sage-femme, de nombreux ateliers et même un théâtre.

 

Cette maison grise là-bas était notre propre banque. Pour que les colons puissent mieux financer leurs maisons.

Les fêtes des récoltes avec des défilés et des danses folkloriques étaient le point culminant de l'année de la colonie fruitière d'Eden.

La photo montre une célébration dans les années 1920

bains de soleil dans la colonie Eden, date inconnue

 

Si le naturisme y fut pratiqué, de même que l’abstinence en termes d’alcool et de tabac, l’usage de vêtements plus adaptés comme les sandales, des vêtements féminins légers rompant avec l’usage des corsets, des jupons ou des chapeaux se répandit et participa d’une libération des contraintes corporelles, notamment chez les femmes.

 

École

L'école manque d'une discipline plus stricte. Ceci est probablement dû à la nature de la colonie Eden, communauté reposant sur un mode de vie sain et ascétique. Les résidents ne fument pas, sont abstinents et végétariens. Leur activité est la culture des fruits. Ce retour à la nature doit permettre d'atteindre la santé. Ainsi les enfants grandissent aussi en liberté, c'est pourquoi ils souffrent pour la plupart de faiblesse nerveuse.

Karl Bartes, 1932

L'École et le Centre Communautaire de la Colonie Eden à Oranienburg

date inconnue

 

L'éducation et la pédagogie sont au cœur du projet d’Eden comme en témoigne le slogan Haben wir die Jungend, so haben wir die Zukunft (Nous avons la jeunesse, nous avons donc l’avenir).

Eden met en pratique la Reformpädagogik, qui a cours en Allemagne. Cette nouvelle éducation revient aux grands pédagogues des siècles passés : Comenius, Rousseau, Lienhard, Pestalozzi, penseurs qui considéraient le milieu rural comme le plus propice à l’éducation que celui des villes, pour atteindre la quiétude et la pureté morale.

Dans la pédagogie édénienne, les relations maître-élève sont basées sur le concept de gouvernement charismatique théorisé par Max Weber

 

 

 

Adaptation (1901)

Bruno Wilhelmi démissionne de son poste en 1897, et sera remplacé par Paul Schirrmeister, très au courant des questions agricoles, donne un second souffle à la colonie d’Eden.

 

L’adjonction végétarien avait déjà été supprimée des statuts et du nom en 1901. Mais l’accent était toujours mis sur un mode de vie sain, communautaire et terre-à-terre.

Mais en raison de difficultés financières dues à un nombre insuffisant d’adhérents, l’Eden raya de ses statuts la mention végétarien– permettant à ceux qui ne l’étaient pas d’accéder aussi à la colonie – et finit par commercialiser du miel, qui devint un produit phare de la cité-jardin, infléchissant en cela sa position strictement végétalienne en continuant cependant jusqu’à la fin des années 1920 à ne cultiver que des produits végétariens.

 

Cependant d’importants problèmes surviennent rapidement : les sols se révèlent trop peu fertiles, le climat trop rigoureux, les ressources en eau trop inégales pour la culture des fruits et légumes. De plus, les colons, peu formés aux exigences de la vie rurale, se montrent gravement incompétents en agriculture. La colonie est au bord de la faillite.

 

En 1895, le fondateur d’Eden, Bruno Wilhelmi est mis en minorité et remplacé par un agriculteur, Carl Scheffler, qui va redresser la situation en initiant un effort de formation intensive des colons. L’autonomie financière est soutenue par la création en 1895 de l’Eden- Bank, qui dispose au départ de 30 000 Reichmark : quelques années plus tard, le capital atteindra 900 000 Reichmark.

La superficie de la coopérative passe à 178 ha. L’amélioration systématique des sols, par l’apport de fumier et de chaux et par la plantation de haies, permet une augmentation spectaculaire des rendements en fruits, baies et légumes, et la mise au point de nouveaux produits comme la viande végétale, le beurre végétal et la margarine végétale édéniens.

 

En 1898, la transformation des fruits est confiée à l’entrepreneur Paul Schirrmeister, puis devient communautaire en 1903.

 

En 1912, une nouvelle usine de transformation des fruits est construite. En 1914 est créé le blason d'Eden : trois arbres stylisés symbolisant la terre, l'économie, et la Lebensreform : Boden, Wirtschafts und Lebensreform. Il devient l'emblème des magasins Eden et des aliments de santé estampillés Eden, diffusés dans toute l’Allemagne grâce à des campagnes publicitaires créées par des artistes édéniens.

 

Sur le plan idéologique, la communauté est alors influencée par le réformateur social germano-argentin Silvio Gesell - membre entre 1911 et 1916, puis entre 1927 et 1930 - qui jette les bases d'un nouvel ordre économique naturel basé sur la terre et l'argent libres : Natürlichen Wirtschaftsordnung durch Freiland und Freigeld.

 

Ainsi, l’ancien petit paradis est devenu une vaste entreprise, tandis que la marque Eden prospérait en Occident.

1932, congrès végétarien international à Eden

 

Karl Bartes, 1932 :

Le grand secret de la réussite d'Eden réside principalement dans le fait que nous avons réussi, malgré tous les problèmes, à tenir les préoccupations économiques comme condition préalable de tout développement culturel. Mais nous ne misons pas tout sur la carte économique : nous essayons d’apporter, à travers les autres forces - les forces spirituelles, artistiques, sociales - une harmonisation de la vie à Eden, et de faire du simple nombre des colons une entité organique, une communauté.

 

Lorsqu'on entre dans la salle, qui peut accueillir 300 personnes, on est agréablement surpris : d'une atmosphère chaude, confortabe et immédiatement accueillante, dans les tons rouge et jaune, avec de luxueux rideaux, des chaises noires, et des lampes blanches ; elle est, avec sa scène surmontée des armes d'Eden, un lieu de réunion et de création dans lequel on peut se rassembler dans de bonnes conditions, jouer, chanter et faire de la gymnastique selon son envie. Deux pianos Bechstein dont un piano à queue de concert, un harmonium, une radio, un phonographe, un système complet de projection de films et de diapositives, ainsi qu'un dispositif d'éclairage de scène, rendent possible l'expression du meilleur de chaque art.

 

A la fin de la première guerre mondiale, la colonie s’ouvre aux tendances antisémites. En 1916, il a été déclaré que pour s’installer à Eden une mentalité ethnique allemande était une condition préalable, et que seul l’aryanisme allemand en était capable. C'est pourquoi l'État nazi n’a jamais entravé les activités de la colonie..

 

 

 

1933 - RDA

Dans les années 30, alors que l’Allemagne est en pleine dépression, la communauté, qui atteint à cette époque environ 800 personnes, prospère.

 

Le projet était bien accueilli par les nationaux-socialistes et, réciproquement, de nombreux colons considéraient le végétarien Hitler comme une personne fréquentable.

 

En 1938, 1 300 personnes y vivaient, dont 395 colons ; En 1939, « près de 1 000 personnes » vivaient encore dans la colonie fruitière.

 

Vers 1930, la vie culturelle communautaire à Eden est riche et diversifiée, on y pratique le théâtre, la gymnastique, les séances de lectures, la danse (l’eurythmie), le chant, la musique. Tout au long de l’année, des fêtes rythment les saisons et la vie de la communauté. On développe aussi la réflexion sur la pratique agricole dans une union professionnelle des jardiniers, on crée un groupe d’économie libre.

 

Durant la République de Weimar, la colonie se déclara proche des idées national-socialistes, ce qui permit à la colonie de continuer son existence sans être inquiétée par les autorités du Troisième Reich.

 

Toutefois, Eden n'était pas un paradis nazi Il y avait donc des enthousiastes d’Hitler, mais il y avait aussi des sociaux-démocrates, des syndicalistes, des communistes, etc…

 

A partir de 1933, le parti Nazi s’intéresse de près à la communauté, à son patriotisme, à ses mouvements de jeunesse. Par « naïveté », elle accepte une coopération d’ordre idéologique mais en réalité c’est une mainmise totale. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la communauté subit de gros dommages. Elle est reconstruite progressivement.

 

À l'époque de la RDA , les choses sont devenues très difficiles pour la colonie fruitière Eden :

La RDA ne pouvait vraiment rien faire avec cette coopérative et le fait qu'elle ait ouvert une filiale à Bad Soden am Taunus en 1950 n'a pas été bien accueilli.

Pendant la période de la RDA, Eden est intégrée dans l’économie planifiée et certains de ses biens, dont l'usine, sont nationalisés.

En 1989, la société agroalimentaire est vendue à une entreprise privée.

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site mis à jour en mars 2025

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