expography 1
Sylvain Sorgato
Kaïros is a collective of visual artists
acting in public space
with some consideration for the climate
anonyme
Paul Cézanne s’en allant peindre, 1877
J’entends par décrocheurs des individus qui, assumant leurs convictions, ont délibérément quitté la route tracée pour eux par d’autres.
Cet ouvrage rassemble et recompose les parcours de quelques figures ayant adopté telle posture pour conduire leurs existences.
On y trouve une galerie de personnages et quelques notions historiques qui ont contribué, depuis le milieu du XIXème jusqu’à celui du XXème, à ce que la vie puisse être une œuvre d’art.
C’est parce qu’il est susceptible d’inspirer l’époque que ce récit me semble nécessaire.
Avant-propos
En 2019, j’ai pu assister à une prise de parole par Cyril Dion dans laquelle il disait le désarroi qui était le sien devant l’absence d’un récit de l'Écologie contemporaine.
Un récit, la narration, qui serait le déplacement vers le passé d’une histoire à venir, sa mise en perspective, aux fins de la rendre lisible, et même enviable. Un récit qui serait la représentation d’une époque et de son problème, d’une idée ou d’un projet, une représentation que la communauté aurait construite aux fins de l’encadrer, de la maîtriser peut-être, et dans l’idée voir les masses y adhérer.
Le récit qui serait indispensable pour qu’une problématique puisse passer de l’actualité à la culture et, ce faisant, nous inciter globalement à en adopter des idées, les comportements, les types de relation propices à notre propre épanouissement. Un récit qui fasse œuvre de communauté.
Voilà ce qui semblait, en substance, faire l’objet de la recherche de Cyril Dion.
Narquois, évidemment, je me suis fait la remarque qu’il était cousu de grosse ficelle de la part d’un réalisateur d’être attentif à l’émergence de ce qui pourrait faire sa matière première. Évidemment que les réalisateurs ont besoin des récits écrits par les autres et qu’ils contribuent à en émietter la nature en élargissant le nombre de ses auteurs.
Mais en arrière-plan j’avais aussi l’idée que si un de nos problèmes c'était d’avoir à réaliser que la nature nous échappe et que sa puissance (puisque nous sommes particulièrement sensibles aux expressions de la puissance) dépasse largement notre imagination et nos représentations, ça allait pas être simple d’en faire un récit enviable, basé sur un positionnement désirable. La nature aujourd’hui semble plus balèze que Dieu lui-même.
Au même moment, je menais dans mon coin un sujet voisin titré : l’Image Pertinente, qui prenait pour modèle quelques avant-gardes du XXème (le Futurisme, De Stijl, et le Constructivisme en particulier) en me demandant quel pouvait être l’apport des artistes de notre époque pour nous aider à comprendre et à assumer la crise de notre rapport à la nature qui caractérise notre époque.
Il me semble que les artistes ont largement contribué, à travers les âges, à l’interprétation et à l’assimilation des pensées et problématiques de l’époque qui était la leur.
Je me posais donc la question de leur rôle aujourd’hui, mais je n’ai trouvé que bien peu de propositions, égard à l’importance grandissante du sujet et de l’activité éditoriale qu’il suscite.
Et puis, fin 2023, j’ai relu des choses au sujet du Monte Verità. L’histoire de la vingtaine d’années qui a été celle de l’aventure d’Ida Hofmann, d’Henri Oedenkoven, de Gusto Gräser et de quelques autres est le sujet de quantité de fantasmes dans le Landerneau de l’art contemporain.
C’est à Harald Szeeman, à son insatiable curiosité et son appétit exigeant pour tout ce qui n’est pas exactement conforme à nos attentes en matière d’art (on pense ici à l’art brut par exemple) que l’on doit l’émergence du sujet dans la culture artistique, même si son propos penche plus volontiers sur l’ésotérisme du “génie du lieu” que sur l’organisation des sanatoriums au XIXème, et justement.
Henri Oedenkoven et Ida Hofmann
article paru dans le journal The Sketch, du 28 mars 1906
La relecture des éléments que j’avais réunis sur le sujet m’a amené à comprendre que si Ida Hofmann s’engage toute entière aux côtés d’Henri Oedenkoven dans la création de ce sanatorium au-dessus d’Ascona, c’est parce qu’elle est convaincue d’y pouvoir former le style de vie auquel elle aspire, qui lui est inspiré par les idées progressistes et avant-gardistes de l’époque, et qui prévoient une vie naturelle, harmonieuse, débarrassée des fumées toxiques de l’industrie et des mensonges du capitalisme.
En 1899, Ida Hofmann et Henri Oedenkoven s’emparent de deux problématiques: le rapport à la nature, et celui au capitalisme; et adoptent un style de vie holistique conforme à leurs opinions sur ces sujets.
Le récit est celui d’une bourgeoisie bohème qui circule à travers une Europe prise dans un irréversible processus d’industrialisation et d’urbanisation des modes de vie.
Face au rejet de ce nouveau monde qui vient, le retour à la nature sonne comme une réaction vitale.
Ce retour est sous tendu par une double logique : d’une part l’Harmonie du monde est troublée par la chute de l’homme dans la modernité, et d’autre part la rédemption collective est à rechercher dans la pulsation sociale.
J’ai donc entrepris de “contextualiser” l’aventure du Monte-Verità, et j’y ai trouvé des feuillets discrets d’une histoire qui mêle intensément celle des arts avec celle des idées du XXème siècle en Europe.
Argument
Pour qui s’intéresse, aujourd’hui, au monde qui l’entoure, et quelque soit sa spécialité (technique, scientifique, poétique, morale…) deux problématiques font saillie parmi la quantité de problèmes, petits et moyens, qui font notre quotidien : le partage de la richesse, et la pression environnementale.
Le partage de la richesse est un problème repéré depuis la modernité. Depuis que l’artisanat est devenu une industrie (et que naisse la financiarisation), depuis que le capitalisme à promis l’égalité à condition de quitter le féodalisme, depuis que les classes laborieuses ont réalisé que la promesse n’était pas tenue.
Depuis la fin de l'ancien régime l’histoire sociale est celle de la lutte des classes et cette lutte n’a rien perdu de sa vigueur.
La pression environnementale est une problématique nouvelle dans l’histoire de notre civilisation. Elle montre un retournement du rapport de forces entre l’humanité (pensée comme largement occidentalisée) et un environnement qu’elle domine. Nous aurions aujourd’hui à renoncer à une acception héritée de la chrétienté et qui voudrait que la nature soit un don de Dieu que nous aurions à faire fructifier (Mathieu, parabole des talents). La technicisation du travail et l’extractivisme, n’ont pas simplifié l’exploitation des ressources mais montré que celles-ci étaient limitées, et que nous vivions dans un monde “fini” que nous étions en voie d’épuiser.
Cette prise de conscience a renversé le rapport de force que nous entretenions avec la nature, et produit une révolution comparable à celle qui a produit la fin de l’esclavage: comme il a fallu reconnaître que les noirs n’étaient pas des créature sauvages mais des hommes comme vous et moi (et elle et eux), nous en sommes à devoir reconnaître des droits à ce qui était considéré comme une ressource inépuisable, un capital sans fin ni âme, mis à notre disposition par Dieu.
Pour réaliser le travail qui consiste à assimiler un changement de paradigme aussi puissant nous disposons de plusieurs outils d’adaptation, plus ou moins longs: la thermodynamique, la génétique et la culture.
Le premier outil est celui du temps long: celui de la Terre, et concerne des adaptations soumises aux lois de la physique.
Le deuxième outil est sensiblement plus rapide et permet l’adaptation des organismes à des conditions changeantes par voie de transformations génétiques.
Le troisième outil est super-rapide. La culture est l’outil qui permet de s’adapter le plus rapidement à des conditions changeantes. C’est l’expérience que nous faisons à l’occasion d’un séjour immersif dans un pays étranger; c’est le contenu véhiculé par nos enseignements à notre progéniture; ce sont les habitudes auxquelles nous consentons dès lors que quelque chose change dans notre environnement immédiat.
L’argument retenu ici et qui alimente la motivation à constituer cet ouvrage, c’est celui de la culture. Les histoires relatées ici fournissent quantité d’exemples d’individus qui se sont volontairement adaptés à des conditions changeantes (l’émergence de l’industrialisation de masse, le regroupement dans les villes, la séparation d’avec la nature) en optant pour des comportements qui n’étaient pas conformes aux courants majoritaires de leurs époques et qui soutenaient que les modes de vie des individus pouvaient être conduits par des aspirations humaines, spirituelles et morales, plutôt que mis au service exclusif des nécessités du commerce, de l’industrie et du paternalisme.
C’est de cette idée que le présent ouvrage tire son titre : Décrocheurs.
Gusto Gräser, vers 1950
Il ne s’agit ici ni de fournir des modèles ni de déclarer aucune matrice. L’histoire de ces décrocheurs est celle d’un débat tellement engagé dans des voies bien nommées mais mal connues (l’universalité, la détermination individuelle) qu’il a conduit aux polarisations et aux divergences irréconciliables qui ont fait les pages les plus sombres du XXème siècle en Europe, et dont l’ombre est loin d’être dissipée.
Cette histoire montre un point extrême de la polarisation des idées et de leur réalisation, rappelant si besoin était que cette histoire est contemporaine, c’est-à-dire: en prise, avec celle de l’Europe depuis la fin du XIXème jusqu’au milieu du XXème. Les tentations et versants de cette séquence de l’histoire européenne sont ici lus depuis le début du troisième millénaire, et ne présentent aucun modèle soutenable, seulement quantité de tentatives qui toutes ont contribué à la vivacité du débat portant sur la place et le rôle de l’Humanité dans la relation à son milieu et dans la construction de son organisation sociale.
De fait: nous pensons que les faits et les personnages cités ici sont des exemples inspirants pour quiconque s’intéresse aujourd’hui, au monde qui l’entoure.